Un lien particulier unit la communauté abénakise d’Odanak à Kabasa (esturgeon jaune) de Alsig8ntegw (rivière Saint-François). Cette espèce est d’ailleurs le symbole officiel de la communauté depuis sa fondation, il y a plus de 350 ans. Encore aujourd’hui, plusieurs membres le pêchent dans la rivière et dans Kchitegw (fleuve Saint-Laurent) et le consomment lors de rassemblements communautaires.

Les esturgeons jaunes qu’exploitent les Abénakis font partie de la population du fleuve Saint-Laurent, dans sa portion située entre le barrage de Beauharnois les eaux saumâtres de l’estuaire en aval de Québec. Cette population est incluse dans l’Unité désignable Grands Lacs – Haut Saint-Laurent pour lequel le statut d’espèce menacée a été recommandé par le Comité sur la situation des espèces en péril du Canada. Contrairement aux autres populations d’esturgeons jaunes présentes au Québec, celle du fleuve Saint-Laurent en aval de Beauharnois manifeste des signes de rétablissement et supporte une pêcherie commerciale durable. Le plus récent plan de gestion de l’esturgeon jaune du fleuve Saint-Laurent recommande de poursuivre l’identification, la conservation et au besoin l’amélioration des frayères dans l’ensemble du système.

Dans la rivière Saint-François, une frayère d’esturgeon jaune a été documentée pour la première fois dans les années 90 dans le bief aval du barrage hydroélectrique de Drummondville. Des travaux de restauration de ce site de fraye ont par la suite été réalisés, avant d’en confirmer l’utilisation par l’esturgeon jaune l’année suivante. Le barrage hydroélectrique de Drummondville constitue le premier obstacle infranchissable de la rivière Saint-François et le débit y circulant est soumis à de fortes variations d’origines naturelle et anthropique. L’amplitude et la durée de ces variations influencent grandement l’écoulement de l’eau sur la frayère d’esturgeon jaune.

L’esturgeon jaune se reproduit entre le début mai et la mi-juin, sur un substrat rocheux ou graveleux exposé à des vitesses de courant relativement élevées. Il a été démontré que les fluctuations du régime hydrologique, dont celles occasionnées par la présence de barrages hydroélectriques, peuvent avoir un effet sur le comportement et la reproduction de l’esturgeon jaune. Les variations de vitesse d’écoulement et de niveau d’eau peuvent ainsi perturber le comportement de fraye, augmenter le taux de mortalité des œufs et des larves, réduire la croissance des larves ou même entraîner les reproducteurs à frayer sur des sites sous-optimaux. Ces effets dépendent notamment de la période de l’année, du type d’infrastructure et du mode de gestion des débits. Bien que le maintien d’une vitesse d’écoulement d’environ 0,6 m/s soit généralement associé à un habitat de reproduction de bonne qualité, d’autres paramètres peuvent potentiellement influencer la reproduction de l’esturgeon, tels que la qualité du substrat, la prédation, la température de l’eau et la phase lunaire.

Le lien traditionnel unissant les Abénakis à l’esturgeon jaune a poussé le Bureau environnement et terre d’Odanak (BETO) à documenter davantage la reproduction de cette espèce à la frayère de Drummondville dans le but ultime de favoriser sa conservation. Les travaux menés par le BETO à la frayère de Drummondville entre 2012 et 2018 ont permis d’évaluer le contingent de reproducteur, les zones de disposition d’œufs, la production larvaire et le succès reproducteur tout en mettant ces paramètres en relation avec le débit et la température de l’eau.

Les résultats de cette étude suggèrent que l’abondance de l’esturgeon jaune en période de reproduction dans la rivière Saint-François, en aval du barrage de Drummondville, est influencée positivement par le débit de la rivière pendant la période de migration. Toutefois, aucun lien n’a été établi entre le contingent de reproducteurs à cette frayère et la production de larves, ce qui suggère que plusieurs facteurs influencent individuellement ou conjointement la survie des œufs et des larves après la reproduction. Les facteurs hydrologiques se sont avérés déterminants dans le choix des habitats de fraye et la production de larves en dérive. Les valeurs les plus élevées d’abondance de larves ont été observées dans des conditions de débit stable et de niveau intermédiaire durant la reproduction. Les résultats issus de ce projet ont permis d’orienter la gestion du débit et de la pêche pour améliorer la conservation de l’esturgeon jaune de la rivière Saint-François.

Ce projet a aussi démontré la pertinence d’impliquer les communautés autochtones dans le développement de connaissances scientifiques. L’embauche et la formation de nombreux membres des Premières Nations, demeurés soudés à la culture Abénakise, ont permis le partage de savoirs techniques, scientifiques, traditionnels et de ressources humaines qui ont contribué à la réussite du projet tout en permettant de développer l’intérêt et les compétences de la communauté dans le domaine des sciences halieutiques. En plus d’avoir favorisé la conservation d’une espèce emblématique pour la nation, les partenariats établis avec les gouvernements provincial et fédéral ainsi qu’Hydro-Québec ont contribué à consolider le BETO. Ce bureau du Conseil des Abénakis d’Odanak se dédit depuis à l’étude et la protection de l’environnement.

Samuel Dufour-Pelletier
Biologiste, M. Sc.
Directeur | Bureau Environnement et Terre d’Odanak